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lundi 15 août 2011

Lettre aux Romands : " un regard français sur la Suisse" -Août 1984-


Cet article a été écrit par mon père et publié dans la "Tribune de Genève" le 2 août 1984 (le lendemain de la Fête Nationale Suisse).




"Je devais avoir cinq ans quand pour la première fois ,j'entendis prononcer le mot "Suisse" .C'était à l'église .Je fus impressionné par un colosse portant culotte de soie et bas blancs,coiffé d'un monumental bicorne et frappant de sa canne le sol du temple pour ouvrir la marche du cortège. Plus tard ,à l'école,j'appris que les Soldats suisses avaient défendu la monarchie française chancelante ,préférant se laisser massacrer plutôt que d'abandonner Louis XVI et Marie-Antoinette . J'en fus étonné et souvent ,je regardai dans mon livre d'Histoire ,une estampe illustrant ce fait mémorable .
Vint le difficile tournant de l'an 40 . Alors ,la Suisse retrouva le chemin de notre mémoire . Elle était - personne ne l'ignorait - la patrie d'Henri Dunant et de la Croix-Rouge ,mais elle se parait soudain d'une auréole étincelante : celle d'un pays libre où il n'y avait ni armées étrangères ni gestapo .La Suisse fut comblée de bénédictions par les Français persécutés et affamés .
La paix revint et j'eus la chance de faire un court voyage à Lucerne et à Engelberg ,un an après la fin des hostilités . J'y passai une agréable semaine dans la montagne ,au milieu de gens paisibles . Depuis ,je suis retourné fréquemment en Suisse où j'ai des attaches familiales .J'ai parcouru le pays en tous sens et découvert ses paysages ,ses peuples et ses cultures .
Cela dit ,je voudrais vous dire ,amis romands ,sans rudesses ni flatteries,comment je vous vois . Il est possible que je me trompe . Ne m'en veuillez pas ! Je n'ai pas l'intention de "barjaquer" !

"La vigne réjouit votre conversation" !

Vous m'avez dérouté quand je vous ai entendus parler de "chenit" ,de "matu" ou de "panosse" . Pourtant ,je me suis dit que ce vocabulaire (nouveau pour moi) enrichissait notre langue . J'ignore ce qu'en pensait Voltaire quand à Ferney ,il écoutait ses paysans et ses serviteurs . Peut-être se bouchait-il les oreilles de peur d'employer quelque helvétisme à son insu ?
Ce qui surprend aussi ,c'est votre intonation,le rythme du discours ponctué de points d'orgue .Quand les Parisiens affirment que les gens des provinces situées au sud de la Loire ,chantent en parlant ,je crois qu'ils pourraient vous inclure vous aussi ,dans le domaine de la francophonie musicale .Vous êtes presque aussi méridionaux que les peuples de langue d'oc . D'ailleurs,le canton de Genève n'est -il pas compris dans les limites du franco-provençal ?
C'est peut-être la vigne qui réjouit votre conversation? Buveurs de vin ,Bacchus vous éclaire la voix au souvenir lointain des légions romaines qui plantèrent leurs tentes à Geneva NoviodunumLausonna ,au bord du Léman .
Quand j'observe les vignerons vaudois et les paysans valaisans,je retrouve chez eux la lenteur calculée et le souci de bien faire ,caractéristiques des ruraux de notre vieille Latinité .
Dans son "Analyse spectrale de l'Europe" ,Hermann von Keyserling esquisse un portrait de la Suisse .Mais il ne voit la Confédération qu'à travers les cantons alémaniques .Tout au plus consacre t-il quelques lignes aux "Welches" qui ,pour lui ,sont des "Latins helvétisés".
Pour Keyserling, la Suisse ,c'est avant tout la dominante germanique. Il serait aberrant d'en faire abstraction, mais les éléments romands , tessinois et romanches existent et sont fiers de leur personnalité .Il est aussi incongru de parler de  Suisse "française" que de Suisse "allemande" et il serait bon que nos compatriotes prennent conscience du fait romand comme ils se sont enfin rendu compte qu'il y a un Québec avec ses particularités linguistiques et culturelles .







"Ne seriez-vous pas un peu tatillons ?"

En France,on a parfois tendance à vous tenir pour des nantis ,vivant de l'argent placé dans vos banques Il y a même des écrivains suisses qui accréditent cette idée . En 1951, votre compatriote Paul Golay, dans "Terre de Justice" n'affirmait -il pas : "Ainsi nous sommes devenus le "safe" universel ,le petit coin délicieux ,l'endroit discret et plaisant ,le paradis du vice capitaliste." C'est sans doute vrai à un certain niveau de portefeuille ,mais les placements étrangers n'enrichissent pas le Romand moyen .
Vous n'êtes pas sans défauts et il m'arrive d'être agacé par votre manie du détail . Ne seriez vous pas un peu tatillons ? Tatillons dans le "poutsage"  (vos maisons sont aussi nettes que les bateaux de notre escadre de la Méditerranée),tatillons dans les achats : j'ai souvent observé des Genevoises en train de choisir ,qui une paire de ciseaux ,qui une robe .On tourne,on retourne l'objet en question,on le jauge ,on le pèse ,on le soupèse ,on vérifie soigneusement le tranchant de l'instrument ou la finesse du tissu ,on demande quel usage fera l'acquisition (j'admire la patience courtoise de vos vendeuses) ,on hésite ,on se décide...peut-être avec une pointe de regret?

Les gens sont bien entre eux

Il arrive que l'étranger jette sur vous un regard mi-admiratif,mi-critique. Tel le romancier portugais Fernando Namora   qui vous rendait visite il y a quelque vingt ans (vers 1964)  ,lors d'une rencontre d'intellectuels européens . Dans son livre " Diàlogo em Setembro" (publié à Lisbonne en 1966), il écrivait : "le mode de vie suisse est efficace et civilisé ,mais sans chaleur". S'il est vrai que vous êtes efficaces et civilisés ,je refuse ,pour ma part ,votre prétendu manque de chaleur. Ce n'est certes pas la chaleur provençale ,ce n'est pas l'exubérance napolitaine ni le gestuel andalou . C'est plutôt cette indéfinissable ambiance de vos cafés ,quand ,à la table habituelle ,se retrouvent les amis du village ou du quartier, parlant tranquillement de leurs affaires ,de leurs joies ou de leurs peines . Atmosphère sereine.

Le citoyen-soldat

"Voulez-vous un Suisse heureux ? - interroge Fernando Namora  - Offrez -lui un uniforme . Uniformes ,drapeaux ,fanfares . Et cela dans un pays où la paix a décidé de construire sa demeure ". Il est vrai que l'étranger est surpris de rencontrer, dans la campagne et dans la montagne , des soldats en manœuvre . Dans les vallées ,la pétarade est intense . On voit des militaires attardés , rejoignant péniblement leur cantonnement ,trébuchant sur les pierres des sentiers .

"Chaque citoyen-soldat a chez lui son barda ,son arme de guerre et ses quarante-huit cartouches",écrit Louis-Albert Zbinden ,dans "Suisse" (Editions Odé). Je me suis souvent demandé ce qu'il adviendrait de la paix civile dans un pays autre que la Confédération helvétique,si les hommes en âge de porter les armes gardaient dans le placard familial ,un fusil d'assaut et ses munitions...Je reconnais qu'il faut avoir un esprit civique à toute épreuve pour avoir chez soi ,un tel matériel .

La table suisse

Fernando Namora fait encore une remarque concernant la table suisse : "Comme l'argent n'est pas dépensé en gourmandise ,il fructifie ". Il est indéniable que le repas romand est bon mais sobre . Ce qui étonne les Français ,c'est de n'y point retrouver leur habituelle panoplie culinaire : entrée ,plat de résistance ,salade ,fromage et dessert . En général ,le Romand se contente d'un seul plat ,suivi d'un café . Cette façon de manger a l'avantage de réserver une partie du salaire ainsi épargnée ,à l'achat de biens d'équipements pour la maison,aux voyages et aux distractions.
Par contre ,il semble qu'on ait en Romandie,un goût assez prononcé pour la pâtisserie. Il faut reconnaître que les "pièces" et les gâteaux sont délicieux . Ils sont la perte des étrangères venues des rivages méditerranéens et atlantiques .



Cartes des 26 cantons suisses (cliquez sur les cartes pour les agrandir)





 





Les premiers cantons n'ont obligé personne à les rejoindre .

Quand on regarde une carte de la Suisse ,on se demande comment Alémaniques , Romanches , Romands et Tessinois ont pu coexister . Mais le même problème se pose dans d'autres pays . La Suisse n'a pas connu de terribles problèmes d'unification car les premiers cantons n'ont obligé personne à les rejoindre . C'est sans doute pourquoi les derniers arrivés , "les Genevois ,autant que les Vaudois , les Neuchâtelois et les Valaisans -comme l'écrit L.A. Zbinden -ont pour la Suisse l'amour des néophytes" . En effet ,les Romands sont parmi les derniers à s'être joints aux vieux cantons historiques . Depuis l'aube du 19è siècle ,ils ont apporté à la Confédération un certain esprit frondeur ,de l'invention et une nouvelle manière d'être .
Jacques Alibert

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Certaines choses ont sans doute changé en Suisse depuis 27 ans , mais je pense que la plupart des propos ci-dessus sont encore justes .
Aux Suisses de se manifester s'ils trouvent que j'ai tort :)


Complément : Histoire des Gardes suisses en France



Sources

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